Un nouvel exemple de l'image de l'ombre dans la littérature, offert par Apollinaire.
Dans ce poème de 1916 et paru dans le recueil Caligrammes : poèmes de la paix et de la guerre en hommage aux jeunes disparus, Apollinaire rend la mort banale et transpose dans ses vers, sa lassitude devant les horreurs de la guerre. Les ombres sont ces formes rampantes, omniprésentes mais silencieuses, ne laissant transparaitre aucune émotion ni douleur. Les ombres de la guerre, sont des âmes errantes sur le sol, une armée de papier sans porte-parole. L'unique lien existant encore entre la vie et l'au-delà est la simple image morne de vies passées, qui n'interagissent avec le monde qu'en humiliant un dieu et chargant le soleil d'une fresque monochrome. L'ombre est aussi le miroir de la chair, transformée en image. La chair immatérialisée de ces vies, qui n'existent désormais qu'au travers des portraits insouciants de leur vivant ou dans les ombres universelles de ceux encore vivants.
Le sol devient la page pour écrire aux Morts dans l'au-delà, et vous-êtes la plume saisie par le Soleil pour transmettre un message.
Vous voilà de nouveau près de moi
Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre
L'olive du temps
Souvenirs qui n'en faites plus qu'un
Comme cent fourrures ne font qu'un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu'un article de journal
Apparence impalpable et sombre qui avez pris
La forme changeante de mon ombre
Un Indien à l'affût pendant l'éternité
Ombre vous rampez près de moi
Mais vous ne m'entendez plus
Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante
Tandis que moi je vous entends je vous vois encore
Destinées
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m'aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière
Ombre encre du soleil
Ecriture de ma lumière
Caisson de regrets
Un dieu qui s'humilie
- Guillaume Apollinaire, Calligrammes : poèmes de la paix et de la guerre, 1913-1916
Comments