Écrire son nom sur toute chose, pour laisser une empreinte dans le vaste champ du temps. Dresser des monuments ou sculpter pour marquer son existence. Au delà de la procréation, la création artistique est un accomplissement. Comme le but de l'Homme est de donner la vie, l'éternité est dans les gènes de l'esprit à défaut d'être dans les capacités de son corps. Comme un habitus génétique ou intellectuel, la création demeure l'objectif ultime de notre vie. Le succès, la richesse et la célébrité sont autant de vices qui permettent à l'Homme d'entrer en duel avec l'impartialité du Temps. Une course contre l'éternité que Sully Prudhomme veut gagner ou dans laquelle il souhaite au moins prendre part, face à la multitude de compétiteurs.
Tu ne traîneras plus, rêveur mélancolique,
Deux talons paresseux sous un corps famélique :
Viens ! je t'offre une plume et le coin d'un bureau,
Rien ne te manquera ... - Qu'au front un numéro.
Non ! je n'écris jamais que mon coeur ne s'en mêle ;
J'honore dans la plume un souvenir de l'aile,
Je ne la puis toucher sans un frémissement ;
Elle me fait penser plus haut, plus librement.
Contre la gloire en vain qu'un stoïque déclame,
Je ne pourrai jamais terrasser dans mon âme,
En lisant Marc-Aurèle, Épictète ou Zénon,
Le rebelle désir d'éterniser mon nom.
Ah ! je voudrais l'inscrire en sculpture profonde
Sur la porte du Temps car où passe le monde,
Où chaque illustre main gravant un souvenir
Lègue au siècle nouveau celui qui va finir !
Je hais l'obscurité, je veux qu'on me renomme ;
Quiconque a son pareil, celui-là n'est pas homme :
Il porte encore au front la marque du troupeau.
Je n'ai ni dieu prêché, ni maître, ni drapeau,
Je n'ai point de patrie autre part qu'en mon rêve ;
Vos moeurs sont un niveau que mon dédain soulève,
Et, si je fais le bien, c'est une oeuvre de moi
Que je dois à mon coeur et non pas à la loi.
La médiocrité comme un affront me pèse :
C'est un étroit pourpoint où je vis mal à l'aise ;
Il me courbe les reins, je veux marcher debout,
Ma respiration le fait craquer partout !
- La foule est bien nombreuse, et bien courte la vie ;
La route que tu suis, bien d'autres l'ont suivie,
Et bien peu sont debout ; mesure tes rivaux !
Estime à leur génie, enfant, ce que tu vaux.
- Je les égalerai par l'âme ou par l'étude ;
La génuflexion n'est pas mon attitude,
Quand les regards sur moi ne tombent pas d'un dieu !
- L'avenir ait pitié de ton orgueil ! Adieu.
- Sully Prodhomme, Stances et poèmes
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