Allez savoir pourquoi, j'ai décidé de dédier cette journée au travail. Procrastinatrice de naissance et fervente admiratrice des fainéants ingénieux, je pense que je dois quand même faire honneur aux mineurs, aux fileuses et aux ouvriers, décrits par nos écrivains. Au moins pour racheter le temps que je passe à écrire ces lignes plutôt que de travailler. Ou je travaille pour écrire ces lignes ? Rien n'est trop sur...

Il est intéressant de parler de travail dans la littérature. Rappelez-vous de Germinal, de Zola ou de Melancholia d'Hugo (dont j'ai partagé un extrait ce matin). Pour leurs contemporains, ça a été un vrai choc ! Dénoncer des conditions de travail était un risque. Parler de travail dans la fiction était rare et encore moins pour dénoncer des faits ou des dérives. Le travail des enfants par Hugo est absolument déroutant pour son époque.
Pour ce billet très court, je vais m'intéresser à Zola.
Il faut savoir que Émile Zola est un grand adepte du naturalisme, courant littéraire cherchant à dépeindre une réalité. Une sorte de docu-fiction du XIXème siècle, avec des personnages présentant une dure réalité. Dans deux cycles, Zola va pourtant se sortir de ce style naturaliste, et donner un air de fiction à une réalité et à la science. Il va s'intéresser aux organisations sociales et religieuses avec un regard d'auteur et non pas de journaliste ou de sociologue. Il va donner un caractère épique aux protagonistes qu'il présente. En 1894, le premier roman du cycle, intitulé Lourdes décrit le lieu de pèlerinage et les différentes fréquentations qui y sont observées. Il y met en évidence des relations avec la religion, des pratiques mais également des émotions et des sentiments. Comme une sorte d'étude sociologique sur la population et les pèlerins qu'il croise. Un aspect religieux qu'il va intensifier dans son roman Rome (tu as certainement deviné le lien), il évoquera le Vatican et les différentes composantes du pouvoir ecclésial ainsi que ses impacts sur les différentes âmes y étant confrontées, que ce soient les sphères familiales ou l'éducation. Le dernier roman du cycle, Paris, écrit en 1897, se veut bien plus politique que les deux précédents. Les parisiens de l'époque veulent semer le désordre dans la capitale et certains comportement anarchiques peuvent même être relevés. L'auteur s'empresse de les recenser dans un style romanesque en y ajoutant une petite empreinte charmante et pittoresque. Loin de vouloir critiquer, il porte un jugement presque omniscient sur le pourquoi du comment des personnages, les intérêts imbriqués pouvant expliquer ou excuser des pratiques ancrées. Une mission avortée en 1898 pour la défense de Dreyfus, bouleversant la poursuite de ce beau projet.
Son deuxième cycle romanesque sera encore plus religieux que le précédent puisqu'il va s'atteler, tenez-vous bien, aux évangiles en écrivant les Quatre Évangiles . Le premier roman Fécondité paraît en 1899 avant son exil en Angleterre. Bref. En 1900 il publiera Travail dans L'Aurore. La division du peuple français sur les prises de position politiques de l'auteur vont ralentir son travail. Si Fécondité et Travail obtiennent l'honorable tirage de 77 000 exemplaires, il ne finira jamais le dernier roman de sa série romanesque, qu'il souhaitait intituler Justice puisqu'il mourra en 1902.
Loin d'être un utopiste, Zola a une démarche scientifique et propose de vraies voies d'amélioration. Il s'intéresse aux progrès de la science et politiques pour améliorer les conditions de vie des travailleurs, loin des hauts-fourneaux utilisés dans la métallurgie. Il s'intéresse également à l'organisation des groupes humains pour le travail, qui seraient basés sur un respect mutuel et une éthique imparable. Sa démarche scientifique et documentée lui enlève tout caractère moralisateur. Dans son roman Paris, il ne présente pas des anarchistes pour en faire la critique mais plutôt comme une conséquence d'une époque et des émotions légitimes. Il prône des progrès et les attend patiemment en accélérant légèrement les choses par ses écrits. Zola projette une liberté consensuelle, voulue et acceptée dans un monde du travail tolérant. Y sommes-nous aujourd'hui arrivés ?
Pour autant il se cache derrière son statut d'auteur pour ne pas sembler outrageusement utopique sur les avancées attendues. Il s'appuie sur des interactions interhumaines pour créer des fictions et non pas sur des personnages fictifs pour en faire un semblant de réalité. Ce sont des projections d'émotions et d'organisations humaines qui pourraient évoluer progressivement. Le roman Travail verra d'ailleurs apparaître avec lui, de nouvelles composantes psychiques qui n'existaient pas lors de sa rédaction ! Milan Kundera est indirectement d'accord avec le rôle que tient Zola : " le romancier n'est ni historien ni prophète, il est explorateur de l'existence".
Zola souhaitait se rendre sur les lieux de ses romans, pour être un observateur et retranscrire le plus fidèlement ce qu'il y percevait ainsi que ses suggestions d'amélioration. De ce côté-ci, on peut sincèrement penser que les auteurs ont été moteurs de l'amélioration des conditions des travailleurs et des ouvriers, puisque rien n'indique que leurs conditions n'aient été que le pur produit d'un observateur externe, surtout lorsque les romans de l'auteur semblent agir sur les émotions et différentes composantes psychiques des lecteurs.
Il faut aussi noter que les écrivains n'étaient pas les seuls engagés dans la tâche. Frédéric le Play, ingénieur métallurgiste, s'intéressaient aux conditions de travail et les différents métiers dans ses ouvrages Les ouvriers européens et Les ouvriers des deux mondes. Il y fait une description intéressante des porteurs d'eau à Paris :
" La famille habite le quartier de la Sorbonne, situé dans le onzième arrondissement de Paris, sur la rive gauche de la Seine. Le choix de cette habitation a été déterminé par la proximité de la fontaine de la place Saint-Michel, qui fournit à l’ouvrier la matière première de son industrie. Cette fontaine est du petit nombre de celles où il est encore permis de puiser de l’eau gratuitement […] Ainsi que la majeure partie des porteurs d’eau de Paris, celui qui fait l’objet de la présente monographie est un émigrant de l’Auvergne. Cette classe d’ouvriers s’est adonnée à cette industrie parce que celle-ci ne réclame que la force physique dont ils sont généralement doués, et aussi parce qu’elle n’exige qu’une première mise de fonds peu considérable et en rapport avec leurs modestes ressources. Un porteur d’eau peut, moyennant la somme de 25 F, se procurer tout le matériel nécessaire à son exploitation […] Les porteurs d’eau dits à la bretelle effectuent le transport de l’eau à la voie, dans deux seaux soutenus à l’aide d’un appareil reposant sur les épaules…"
Ces romans se démarquent par l'observation dont ils découlent. Que ce soit Frédéric le Play ou Zola, les deux auteurs ont misé sur le terrain plutôt que sur une documentation florissante. Dans L'assommoir de 1877, Zola s'appuie exclusivement sur des notes d'observation et de la documentation. Même si le récit altère de temps à autres la véracité des propos exposés, il s'agit de l'une des premières descriptions littéraires de l'emploi ! Ces travaux permettent aujourd'hui de construire une "ethnographie inédite de la France" comme le disait François Mitterand, permettant des études psychologiques et sociologiques.
Nous pouvons ici reprendre une citation de Milan Kundera sur l'étude des Hommes par le roman plutôt que par la recherche scientifique : "Le roman n'examine par la réalité mais l'existence. Et l'existence n'est pas ce qui s'est passé, l'existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable". De ce fait, qu'importe si les descriptions de Zola ou de Hugo sont romanesques et exagérées pour le bien d'un bon récit puisque le roman permet de maintenir les existences en vie et protéger contre l'oubli de l'être. Le roman veut avant tout ancrer des émotions, des peines et des psychés dans le marbre. Qu'importe si la réalité et la vérité brute n'y sont pas totalement représentées, tant que l'existence peut perdurer et être honorée. Le roman vient ajouter une nouvelle dimension à la tâche de l'Homme et inscrit le travailleur dans une vision plus grande, celle de l'amélioration constante de l'existence et de l'intégrité.
Zola aura été le premier a véritablement pointer les feux des projecteurs sur le travail et la besogne plutôt que sur la perception extérieure de leur tâche, comme observé dans les travaux de Molière et de Madame de Sévigné, qui les évoquent tout en gardant une barrière morale face à leur condition. Comme si chacun avait son propre sort et devait s'y conformer. Les frontières ne devaient jamais être franchies et chacun devait se contenter de sa mission sur terre. Une dimension divine légèrement hautaine où le lot des uns n'est pas le lot des autres. Encore une fois, comment leur en vouloir, l'Homme existe dans son temps et nous, contemporains, ne sommes là que pour améliorer et perpétuer l'existence des prochains.
« … vous savez qu’on fait les foins ; je n’avais pas d’ouvriers ; j’envoie dans cette prairie, que les poètes ont célébrée, prendre tous ceux qui travaillaient pour venir nettoyer ici : vous n’y voyez encore goutte ? Et, en leur place, j’envoie tous mes gens faner. Savez-vous ce que c’est que faner ? Il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner. »
écrivait Madame de Sévigné.
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