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Le château du Souvenir

L'aventure presque périlleuse de l'Homme en son propre sein. Celle où, guidé par le fil de sa mémoire, il passe par les décombres et les ruines qu'une brume avait jusqu'alors masqué. Un monde perdu et abandonné, qu'un mystérieux hasard l'a poussé à redécouvrir. La Mémoire, fragile et divine, apparaît. La clé vers un monde oublié et énigmatique, dont nous aurions tous la clé. Avons-nous seulement envie de nous faire souffleter par une branche mal taillée ? Le château du Souvenir nous voit-il encore comme un maître de maison ou ne sommes-nous devenus que le simple visiteur égaré de notre propre temple ?




La main au front, le pied dans l'âtre,

Je songe et cherche à revenir,

Par delà le passé grisâtre,

Au vieux château du Souvenir.


Une gaze de brume estompe

Arbres, maisons, plaines, coteaux,

Et l'oeil au carrefour qui trompe

En vain consulte les poteaux.


J'avance parmi les décombres

De tout un monde enseveli,

Dans le mystère des pénombres,

A travers des limbes d'oubli.


Mais voici, blanche et diaphane,

La Mémoire, au bord du chemin,

Qui me remet, comme Ariane,

Son peloton de fil en main.


Désormais la route est certaine ;

Le soleil voilé reparaît,

Et du château la tour lointaine

Pointe au-dessus de la forêt.


Sous l'arcade où le jour s'émousse,

De feuilles, en feuilles tombant,

Le sentier ancien dans la mousse

Trace encor son étroit ruban.


Mais la ronce en travers s'enlace ;

La liane tend son filet,

Et la branche que je déplace

Revient et me donne un soufflet.


Enfin au bout de la clairière,

Je découvre du vieux manoir

Les tourelles en poivrière

Et les hauts toits en éteignoir.


Sur le comble aucune fumée

Rayant le ciel d'un bleu sillon ;

Pas une fenêtre allumée

D'une figure ou d'un rayon.


Les chaînes du pont sont brisées ;

Aux fossés la lentille d'eau

De ses taches vert-de-grisées

Étale le glauque rideau.


Des tortuosités de lierre

Pénètrent dans chaque refend,

Payant la tour hospitalière

Qui les soutient... en l'étouffant.


Le porche à la lune se ronge,

Le temps le sculpte à sa façon,

Et la pluie a passé l'éponge

Sur les couleurs de mon blason.


Tout ému, je pousse la porte

Qui cède et geint sur ses pivots ;

Un air froid en sort et m'apporte

Le fade parfum des caveaux.


L'ortie aux morsures aiguës,

La bardane aux larges contours,

Sous les ombelles des ciguës,

Prospèrent dans l'angle des cours.


Sur les deux chimères de marbre,

Gardiennes du perron verdi,

Se découpe l'ombre d'un arbre

Pendant mon absence grandi.


Levant leurs pattes de lionne

Elles se mettent en arrêt.

Leur regard blanc me questionne,

Mais je leur dis le mot secret.


Et je passe. - Dressant sa tête,

Le vieux chien retombe assoupi,

Et mon pas sonore inquiète

L'écho dans son coin accroupi.


- Théophile Gautier, Émaux et Camées, 1852



1 commentaire


Membre inconnu
12 juil. 2021

Tu as écris le premier paragraphe ? Ou il faisait partie du poème ou de l'auteur ?

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