"Il est effrayant de constater dans quelle mesure le Russe est un esprit libre, dans quelle mesure sa volonté est forte ! Jamais personne ne s'est autant séparé de sa terre natale, comme il a parfois dû le faire, et ne s'est tourné si fortement dans la direction opposée, en raison de sa conviction !" disait Fiodor Dostoïevski. " Dans les jours de doute, dans les jours de réflexion douloureuse sur le sort de mon pays - toi seul est mon soutien, ô grande, puissante, véridique et libre langue russe!... Impossible de croire qu'une telle langue n'ait pas été donnée à un grand peuple ! " écrivait Ivan Tourgueniev. Lyrisme exacerbé, conflits dans la psyché, les écrivains russes pointent l'âme russe de leur plume sans jamais la nommer. Mais qu'est-elle véritablement ?

La force d'un homme, et surtout d'un russe, est sa patrie. Foulez la Place Rouge un 8 et 9 mai et regardez les visages autour de vous. Ouzbèques, Russes, Tatars auront leur main sur le coeur en écoutant les hommages de la Grande Guerre.
Dostoïevski est un grand traducteur de cette âme si étrangère aux Européens. Dans un de ses ouvrages, "Le Joueur", l'auteur raconte l'histoire d'un russe peu habile au jeu, et d'un Français, critique. Si je ne compte pas revenir sur toute l'intrigue, Dostoïevski prend la parole au travers du joueur et indique que les Russes ont beau avoir l'air rustres, ridicules et maladroits, ils vivent. Pleinement. En contradiction avec les Français, à qui il attribue une galanterie creuse et intéressée. Il montre les étapes de découverte de ces deux hommes. L'un, mal jugé, mal élevé, s'avère avoir une belle âme, une réflexion pure et honnête. L'autre, bien élevé, élégant et "bien comme il faut" finit, au cours du livre, par sembler dérisoire et creux. Un tantinet hautain et déplacé pour son piètre rôle. La galanterie de façade contre la profondeur d'esprit.
Ivan Bounine disait " Entre nous, les Russes, et eux, il y a un gouffre, ils ne sont pas comme nous. Ils nous sont incompréhensibles. Nous ne les comprenons pas plus qu'ils ne nous comprennent. La seule âme slave, que l'on nous prête, en dit long". Et il n'a pas tord. Faire de "l'âme" l'attribut d'un peuple seulement, rend tous les autres fantomatiques et plats. L'âme française existe-t-elle ? Le Spleen baudelairien (que nous adorons ici), en fait-il partie ou sommes nous trop hétérogènes en France pour suivre ce schéma ?
Irina Odoevtsa, raconte l'intégration des émigrés russes : "les russes dans l'émigration - et à Belin, et à Paris - ne sont pas du tout les mêmes qu'à Saint-Petesbourg. Je ne les reconnais pas, je ne parviens pas à bien m'entendre avec eux". Une mésentente qui en dit long sur la différence fondamentale entre les Russes et les Européens. Dans la suite de son entretien, elle décrira une métamorphose, où les émigrés deviendront haineux et envieux les uns envers les autres. Détachés de leur patrie et de leur terre, ciment encore visible aujourd'hui de l'union culturelle, ils seront comme des chiens errants, vivant en meute mais prêts à se dévorer. Loin de leurs terres, ils errent, contraints de vivre dans une communauté russe, qui ne leur inspire plus rien :
"Nous, "les Russes" comme on nous appelle, menions une vie étrange qui ne ressemblait pas à la vie des autres communautés. Nous nous tenions ensemble non pas par le biais d'une attraction mutuelle tel le système planétaire, mais en dépit des lois physiques, par le biais d'une aversion mutuelle. Chaque Russe déteste tous les autres aussi fort que les autres le détestent". Des interactions sociales paraissant illogiques dans la sphère française. Une haine rationalisée et convenue. Plus forte encore et pure que l'hypocrisie française, puisqu'elle vient du plus profond du coeur, nichée dans un mal être ancré. L'hypocrisie, n'est qu'un défaut de pacotille, intéressé et rémissible. Une meute de loups de Sibérie égarés, loin de leur nation, leur faisant perdre codes moraux et valeurs de leur ancienne vie. Les lois, dictés par la raison et la morale, ne seront jamais remplacées par les lois artificielles d'un pays d'accueil. Ils se soumettront à la roublardise et au vol pour assumer un nouveau mode de vie difficile. "Un tel état d'esprit était à l'origine de nouvelles formes dans le discours russe. Ainsi, la particule de "voleur" précédant le nom de chaque "Russkoff" est entrée dans l'usage". Une identité perdue et hypertrophiée, un mal du pays et un statut d'Européen incertain, étaient les trois maux principaux, relevés par Goerges Nivat, montrant que l'exilé russe "souffrait".

Dans la littérature, l'âme russe a été un cri pour faire perdurer une culture en dehors de son berceau. Les anciens, les "Pères", ne souhaitaient pas s'ouvrir à la culture, mais apporter un bagage, qu'ils garderaient secret entre eux. À l'extérieur, ils arboreraient un comportement nouveau, une nouvelle identité, qui n'endommagerait pas le Russe se cachant en eux. Avec le temps, les nouvelles générations se déconnectent de la Russie, avec le poids de la culture du pays d'accueil et la perspective de retourner dans leur pays, s'éloignant dangereusement. Pour y remédier, les "Pères" deviendront les gardiens du Siècle d'argent, cristallisé en 1921 après la mort de Goumiliov et de Blok. Épigone de l'âge d'or russe - représenté par Lermontov, Pouchkine ou Gogol - avec un brin de décadence, il se situe à l'aube de la modernité. On y retrouve l'excellence des ballets, de la philosophie, le théâtre d'art de Moscou. Le réalisme socialiste aura mis un nouveau coup fatal au siècle, en 1934. Les émigrés russes ont été bien plus fervents conservateurs que ceux restés dans la Mère Patrie. Les "Pères" se sont concentrées sur des ouvrages individualistes, centrés sur les richesses des ressources intérieures spirituelles, et ont cherché à faire perdurer le Siècle d'argent en l'innovant grâce aux écoles littéraires de ce temps. Cet ouvrage ne se limitait pas aux auteurs de ce temps, mais aussi à Pouchkine, ou le plus contesté Dostoïevski.

Malgré ces efforts, la jeune génération s'éloigne inéluctablement de ces trésors, et les intellectuels éloborent le russkost, signifiant la "russité", représentée dans les oeuvres de Chmeliov, Boulgakov, Bounine et bien d'autres. Le russkost vise à retranscrire les images d'une patrie, mais pour Schkhovskoy, cette ambition a rapidement véhiculé l'idée d'émigrés russes en quête d'une identité. À tel point qu'ils ont été soumis à quelques railleries : " un genre nouveau de cliché littéraire a été créé - il s'agit du récit-souvenir, consacré obligatoirement à la vieille Russie avec ses bouleaux lyriques tout à fait dans le style des romans destinés à faire pleure les visiteurs des restaurants russes".
Comme dans Fahreheit 451, les auteurs russes devenaient les conservateurs vivants d'une vieille Russie d'avant la Révolution, répétant et exagérant constamment dans leurs oeuvres, les moindres détails de cette nation perdue.
Avec l'apparition de ces nouveaux clichés et la perte des "Pères", les "Fils" de la nouvelle génération, se tournent vers le modèle plus classique de la littérature russe, à savoir (des thèmes très joyeux) : l'inaccessibilité du bonheur sur terre et le renoncement à l'amour. Mais là encore, c'est raté, puisque les jeunes ont reproduit un phénomène ancré, celui de "l'âmeslavisme". Un hybride présentant une ambiance franco-russe, revenant sur un monde trop artificiel. Ksenija Koscienicz critique : "lui est un ancien officier; elle a terminé ses études supérieures ; la grand-mère fréquentait la cour ; de façon obligatoire : chaque personnage est frappé par la nostalgie et chacun d'entre eux est une "âme slave""
Mythe de l'émigration et des exilés, ou vestige du Siècle d'argent, Léon Tolstoï donne une dernière impression de ce que pourrait être un pan de l'âme slave : "telle est notre indifférence russe - ne pas sentir les devoirs qui nous imposent nos droits, et donc nier ces obligations". Les Russes ne font confiance qu'à leur coeur, leur âme, leur intuition, plutôt qu'à des lois arbitraires décidées par une autorité acéphale. Une âme encore perceptible dans la Russie actuelle. Un peuple profondément spirituel, tantôt sage tantôt intrépide et fougueux. La Russie et les slaves ne seront jamais Européens. Et les Européens ne comprendront jamais les slaves.
Merci pour le post ! Je ne connaissais pas le siècle d'argent, je sais pas si c'est une erreur perso ou non, mais je me coucherai moins bête, à quand d'autres articles du genre ?