En l'honneur de l'éclipse annulaire d'aujourd'hui, entre 11h55 et 12h20, un poème de Victor Hugo. Face à l'effarement des éclipses, Hugo retranscrit la remise en question de l'Humanité de ses sens et ses convictions. Prestidigitateur de renom, le monde surprend et questionne, changeant ainsi la certitude de ses spectateurs.
L'éclipse, c'est aussi le moment où, pendant un court instant, nous sommes plongés dans le noir. Un noir physique, mais aussi spirituel. Un astre couvre un autre et une chose remplace une autre. Pendant une éclipse, le mal prend la place du bien pendant que la nuit prend la place du jour. Un moment de liberté permis par les cieux, dont personne ne peut jouir, le temps de se remettre de sa stupeur. L'Homme, à l'égo démesuré, en vient à nier le tour joué par l'Univers, prônant l'impossibilité de ce que ses yeux voient. Une vérité vacillante face au poids de la réalité, qui pourrait questionner sur la réalité de la Mort et nos convictions liées au temps. Maniant sa boule de cristal et son écosystème, le démon omniscient joue de sa connaissance pour torturer les vivants par leurs maigres connaissance. Le Méconnu ne perdra jamais son statut, et le vent sera forcément lourd à nouveau, accompagné d'un espace froid et d'un globe nu, pour son plus grand plaisir.
L'homme a devant les yeux de la brume, un reflux,
On ne sait quoi de pâle et de crépusculaire ;
On n'a plus d'allégresse, on n'a plus de colère ;
La disparition produit l'effarement.
L'œil fauve du hibou regarde affreusement.
Toutes sortes d'éclairs inexplicables brillent.
L'autel penche, et les vers du sépulcre y fourmillent.
Tout se mêle ; Irmensul ressemble à Jéhovah ;
Le sage stupéfait balbutie et s'en va ;
Le mal semble identique au bien dans la pénombre ;
On ne voit que le pied de l'échelle du Nombre
Et l'on n'ose monter vers l'obscur infini.
Dodone vaguement parle à Gethsémani,
L'Œta fume non loin du Sinaï qui tonne ;
On fouille, on rêve, on nie, on querelle, on s'étonne ;
Des aveugles entr'eux se montrent le chemin ;
Le divin ciel a tort devant l'esprit humain ;
Le penseur est croyant, le savant est athée ;
La conscience écoute, essaye, et, déroutée,
Prend le faux pour le vrai dans ces tâtonnements.
Où l'un voit des védas, l'autre voit des romans.
Les choses qu'on nommait vertus perdent leurs formes.
Les monstruosités font des ombres énormes
Jusque sur l'âme humaine et sur le firmament.
Plus d'honneur, plus de foi, plus rien, plus de serment.
On voit encor la cime, on ne voit plus le phare.
Une lueur de torche empourpre la tiare.
On cherche à voir, on rôde, on va, le cou tendu.
L'amour au fond des cœurs bat de l'aile éperdu
Comme s'il n'était plus en sûreté dans l'homme.
La route est noire ; on crie, on s'appelle, on se nomme.
Qui donc est là ? Parlez. On tâte son voisin.
La foule éparse flotte avec un bruit d'essaim ;
On se touche, on se voit, mais on n'est plus ensemble.
Le mal est empereur, la nuit est reine. On tremble.
Un trône d'ombre est là. Les misérables font
Des groupes effrayants dans l'abîme profond ;
On croit voir des glaçons que les gouffres charrient ;
Tout est confus et blême ; et les ténèbres rient.
Le fond du ciel est trouble, horrible et pluvieux ;
Et le petit enfant qui passe paraît vieux.
Il semble que la vie éternelle décroisse.
L'âme alors est sinistre, et voit avec angoisse
Ces occultations redoutables de Dieu.
Naît-on ? Meurt-on ? Quel est le temps ? Quel est le lieu ?
Les peuples sont hagards ; ces brins d'herbe frissonnent ;
On entend des tocsins et des clairons qui sonnent ;
Le vent est lourd, l'espace est froid, le globe est nu ;
Le démon souriant dit : Je suis méconnu.
- Victor Hugo, 1881
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